Retraites : pourquoi ce psychodrame permanent ?

24/10/2023 - source : Profession CGP

Bruno Chrétien, dirigeant de Factorielles et président de l’Institut de la protection sociale, revient sur les grands enseignements de la dernière réforme des retraites.

Profession CGP : A chaque réforme des retraites, le psychodrame de l’âge de départ s’invite dans les débats. Comment expliquez-vous cette situation ?

Bruno Chrétien : Vu de l’étranger, les Français sont perçus comme des enfants gâtés tant ils se retrouvent tôt à la retraite. En 1980, nous partions en moyenne à plus de soixante-quatre ans. Quarante années plus tard, le départ se fait à moins de soixante-trois ans, alors que nous avons gagné plus de sept ans d’espérance de vie. Pourtant à nouveau, les Français se sont battus bec et ongles pour maintenir un âge de départ en retraite trop précoce pour assurer l’équilibre financier du régime. Les réactions des organisations syndicales de salariés et d’une partie de l’opposition au projet de réforme des retraites présenté par la Première ministre Elisabeth Borne s’inscrivent dans cette logique. Pour eux, reporter l’âge de départ en retraite – qui sera toujours plus précoce par rapport à la plupart des pays développés – est présenté comme une remise en cause de droits intangibles et une atteinte au pacte social fondateur.

 

L’explication de cette situation ne se trouve-t-elle pas dans la relation qu’entretiennent les Français avec leur modèle de protection sociale ?

En réalité, il se passe autre chose dans notre tête que le simple report de l’âge de départ en retraite. Les Français le vivent comme une remise en cause d’un modèle social que nous pensions acquis ad vitam aeternam.

En regardant notre Histoire, il est frappant d’observer combien les Français constituent un peuple divisé. Tout au long des siècles, les affrontements entre catégories furent légion : guerre de religion entre catholiques et protestants, guerre civile durant la Révolution française, conflits entre les laïcs et les catholiques au début du siècle dernier. Lors de l’occupation marquée par la résistance et la collaboration, cette division entre Français fut particulièrement vive. Ce fut tout le génie du Conseil national de la résistance et des forces politiques d’après-guerre d’imaginer un ciment qui allait souder les Français entre eux. La création de la Sécurité sociale constitua un formidable outil de cohésion nationale. Le niveau des droits sociaux créés après-guerre n’avait pourtant pas grand-chose à voir avec le vaste filet de protection sociale qui existe aujourd’hui. De plus, au-delà du dispositif procurant un soutien à chacun au gré des difficultés de sa vie, le système de protection sociale constitue aussi un outil de police très efficace en limitant les révoltes populaires suscitées par la pauvreté et les écarts entre les catégories sociales.

Au sortir des deux guerres mondiales qui l’ont fort affaiblie, la France a poursuivi son déclin par rapport à la grande puissance qu’elle était lors des siècles précédents. Pour un peuple conscient de son Histoire et aspirant à une vocation universelle, le modèle de protection sociale prit progressivement place dans l’imaginaire collectif comme un élément différenciant à l’égard des pays étrangers. En d’autres termes, nous étions fiers d’avoir conçu et organisé « le meilleur système de protection sociale au monde ». Cette idée, pour ne pas dire ce mythe, a largement alimenté une forme de supériorité de la conscience que nous avions de nous-même.

 

La crise du Covid n’a-t-elle pas constitué un sévère rappel à la réalité, conduisant les Français à s’interroger sur l’avenir de leur système de protection sociale ?

Les Français ont constaté de visu le délabrement de leur système de santé et particulièrement de l’hôpital. Cette dégradation fut vécue comme la manifestation d’un déclin plus large de notre pays. Dans le même esprit, le report de l’âge de départ en retraite rappelle que nous vivons largement au-dessus de nos moyens, et ce depuis plus de quarante ans. Sauf à imaginer que nous puissions financer sans limite une amélioration infinie des conditions de travail, les règles de départ en retraite ne peuvent qu’être revues. Mais nombre de nos concitoyens ne l’entendent pas ainsi. Touchant à l’âge de départ, les Français ressentent cette réforme comme une remise en cause de leur identité même. Sauf à comprendre enfin qu’il nous faut travailler pour générer plus de richesse permettant de financer un système de protection sociale très généreux, nous n’en n’avons pas encore fini avec tous ces débats sur l’âge de départ en retraite et, plus largement, de notre système de protection sociale.

Sur le même thème, lire l’analyse de Bruno Chrétien sur la réforme des retraites entrée en vigueur le 1er septembre 2023