Par Benoît Berchebru, directeur de l’ingénierie patrimoniale chez Nortia (groupe DLPK)
Arrêtons le massacre ! Le contrat d’assurance-vie, fondé sur le mécanisme de la stipulation pour autrui, est un bien qui est hors succession. Il n’intègre jamais l’actif de succession du souscripteur, sauf requalification du contrat sur le fondement des primes manifestement exagérées (art. L. 132-13 du Code des assurances). Alors pourquoi limiter l’investissement d’une partie de son patrimoine en assurance-vie à la seule quotité disponible ?
Rien n’empêchera un héritier réservataire (enfant) non bénéficiaire d’un contrat d’assurance-vie, d’attaquer celui-ci sur le fondement des primes manifestement exagérées, même si le contrat d’assurance-vie ne représente que la contre-valeur économique de la quotité disponible de l’actif de succession. Limiter l’investissement en assurance-vie à la seule quotité disponible ne permet donc pas de préserver la réserve héréditaire.
Il est parfaitement possible de ne retrouver, à la fin de sa vie, qu’un ou plusieurs contrats d’assurance-vie avec des bénéficiaires autres que les héritiers réservataires et aucun autre bien dans l’actif de succession. Alors pourquoi s’auto-limiter ! Libérons donc la souscription des contrats d’assurance-vie.
Principe d’utilité du contrat
Le souscripteur d’un contrat d’assurance-vie souscrit d’abord pour lui-même le contrat, avant de le souscrire pour autrui via la désignation des bénéficiaires. Il souscrit d’abord le contrat d’assurance pour avoir accès à un univers d’investissement large, au fonds euro des compagnies d’assurance, que l’on retrouve nulle part ailleurs, qui permet de bénéficier d’une garantie en capital des sommes versées et une disponibilité à tout instant.
Le contrat d’assurance-vie permet également d’avoir accès à de nombreuses options financières (stop-loss, écrêtement des plus-values, sorties en rentes avec annuités garanties, réversion, etc.), de réaliser des arbitrages au fur et à mesure de l’évolution des marchés financiers et des différentes classes d’actifs (actions, obligations, pierre-papier, etc.), de constituer une garantie d’un prêt bancaire (délégation de créance), ou de garantir une clause de garantie d’actif passif (GAP) dans le cadre d’une cession d’entreprise, de faire des rachats partiels, programmés ou non, dans un contrat d’assurance (objectif de revenus complémentaires) et dans des conditions fiscales avantageuses, notamment pour les contrats de plus de huit ans.
Faire fonctionner le contrat, le donner en garantie, faire des arbitrages ou encore des rachats partiels participent donc pleinement à prouver que le contrat est utile au souscripteur et qu’il n’a pas été souscrit dans le seul but de porter atteinte aux droits des futurs héritiers, et notamment des héritiers réservataires.
La quotité disponible en droit des successions
La quotité disponible est la part des biens et droits successoraux qui n’est pas réservée par la loi et dont le défunt a pu disposer librement par des libéralités. C’est donc au moment de l’ouverture de la succession qu’il convient de déterminer celle-ci.
Cette quotité disponible est de la moitié en présence d’un enfant, d’un tiers en présence de deux enfants et d’un quart en présence de trois enfants et plus.
La réserve héréditaire en droit des successions
La réserve héréditaire est la part des biens et droits successoraux dont la loi assure la dévolution libre de charges à certains héritiers dits réservataire, s’ils sont appelés à la succession et s’ils l’acceptent.
La réserve héréditaire a donc pour unique but de réserver une quote-part du patrimoine successoral du défunt aux héritiers réservataires que sont les enfants au jour de son décès. On parle bien ici du patrimoine successoral, donc du patrimoine que le défunt n’a pas utilisé ou transmis à un tiers durant sa vie ou à la fin de sa vie (legs, etc.)
La réserve héréditaire n’a donc pas pour but de réserver une quote-part du patrimoine existant à un instant T, du vivant du futur défunt à ses futurs héritiers, réservataires ou non, mais uniquement de leur réserver une quote-part du patrimoine qui restera à la fin, c’est-à-dire, au jour de son décès.
Et la nuance est fondamentale. Car limiter la quote-part du patrimoine investi en assurance-vie au jour de la souscription, à la seule quotité disponible, revient à déterminer une réserve héréditaire en cours de vie alors que :
- la valeur de la quotité disponible et de la réserve héréditaire n’est connue qu’au jour du décès car fonction du patrimoine restant au jour du décès et du nombre d’héritier(s) ;
- le patrimoine évolue à la hausse ou à la baisse dans le temps, en fonction de son utilisation et/ou de sa transmission de son vivant (donation, présent d’usage, etc.).
Il est donc parfaitement inutile de limiter la souscription de contrat d’assurance-vie à la seule quotité disponible, calculée théoriquement au jour de la souscription du contrat, puisque le patrimoine évoluera nécessairement avec le temps, et que la réserve héréditaire et la quotité disponible seront calculées au jour du décès et seront fonction du patrimoine restant, non utilisé par le défunt à la fin de sa vie.
ExempleMonsieur, veuf, 51 ans, deux enfants majeurs, dispose d’un patrimoine global de 1,2 million d’euros, dont une résidence principale de 600 000 €, le reste étant investi dans divers livrets bancaires, PEA, comptes-titres… Il souhaite arbitrer une partie de son actif financier pour l’orienter vers de l’assurance-vie en désignant comme bénéficiaires des capitaux-décès, un seul de ses enfants qui s’est occupé de lui lors de sa longue maladie.
En limitant la souscription du contrat d’assurance-vie à la seule quotité disponible calculée théoriquement au jour de la souscription du contrat – alors que la quotité disponible se calcule uniquement au jour du décès –, Monsieur pourrait alors placer en théorie en assurance-vie, que 400 000 € (quotité disponible = 1,20 M€ x 1/3) – alors que rien ne lui interdit de placer bien plus !
Vingt ans plus tard, au jour de son décès, son patrimoine vaut 5 millions d’euros. La quotité disponible au jour de son décès est alors égale à 1,666 million d’euros. Dans cette situation, Monsieur s’est alors auto-limité à souscrire 400 000 € en assurance-vie ; alors que la quotité disponible à terme était au final trois fois supérieure au montant calculé initialement.
On voit bien que limiter l’investissement en assurance-vie, à la seule quotité disponible calculée théoriquement à la date de la souscription, en figeant le patrimoine à un instant donné, n’est pas cohérent puisque celui-ci évoluera nécessairement dans le temps et que rien n’interdit d’investir une partie importante de son patrimoine en assurance-vie, celle-ci étant, encore une fois, hors succession, et donc parfaitement décorrélée de toute notion de réserve héréditaire et quotité disponible, comme l’a parfaitement précisé la cour de cassation dans son dernier arrêt du 2 mai 2024 (n° 22-14.829), ainsi que dans son arrêt du 4 juillet 2007 (n° 06-11.659).
Par ailleurs, alors même que le montant de la souscription a été déterminé par celui de la quotité disponible au jour du versement initial, rien n’empêchera l’enfant qui n’a pas été désigné bénéficiaire des capitaux issus du contrat d’assurance-vie, d’essayer de le faire requalifier en se fondant sur le motif des primes manifestement exagérées. Il essaiera alors de retrouver des droits sur ces capitaux-décès en les faisant réintégrer dans l’actif de succession, malgré le fait d’avoir limité l’investissement à la seule quotité disponible.
On voit donc bien que la limitation à la quotité disponible ne marche pas et n’anéantit pas toute action sur le fondement des primes manifestement exagérées. Alors à quoi bon se limiter !
Notion de primes manifestement exagérées
Arrêtons de penser que l’assurance-vie est utilisée uniquement pour porter atteinte à la réserve héréditaire des héritiers réservataires. Car le souscripteur souscrit d’abord le contrat pour lui-même avant de le souscrire pour les autres. >>>
Son droit de propriété sur son propre patrimoine est à un droit fondamental et prioritaire. Il s’agit d’un droit naturel garanti par la constitution et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé […] ».
Le droit de propriété est, par ailleurs, défini par le Code civil et constitue « le droit de jouir et (de) disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par la loi ou les règlements ».
Limiter l’investissement de tout ou partie de son patrimoine en assurance-vie à hauteur de la seule quotité disponible porte atteinte à ces principes mêmes du droit de propriété et du droit de disposer de son patrimoine de la manière la plus absolue, n’en déplaise au(x) héritier(s) réservataire(s). Alors pourquoi s’auto-limiter ! Notre patrimoine nous appartient avant d’appartenir à nos propres héritiers lors de notre décès. Et si l’on souhaite ne rien leur transmettre, c’est le choix de chacun et il convient de respecter cette volonté.
Si un héritier réservataire se sent lésé, alors il a la possibilité d’agir sur le fondement des primes manifestement exagérées. Et ce n’est pas parce que les jurisprudences ne retiennent pas à chaque fois la qualification de primes manifestement exagérées qu’il y a nécessairement atteinte à la réserve héréditaire (cf. encadré ci-dessous « Florilège des jurisprudences en la matière »).
Les juges au plus haut niveau sont justement là pour garantir ce droit fondamental du droit de propriété, et le droit d’en disposer librement, tout en préservant la réserve héréditaire des héritiers, notamment lorsque tout le patrimoine est placé en assurance-vie la veille de sa mort pour revenir à un tiers. Dans cette situation, les primes versées seront qualifiées d’exagérées et les capitaux-décès réintégreront l’actif de succession pour permettre aux héritiers de faire valoir leur réserve sur lesdits capitaux qui auraient pu leur échapper.
Mais dans les autres cas, il faudra démontrer l’intention du souscripteur de porter atteinte à cette réserve qui ne se présume pas, un héritier réservataire n’ayant aucun droit sur le dit patrimoine tant que son parent est en vie. Limiter l’investissement en assurance-vie à la quotité disponible théorique calculée au jour de la souscription revient à créer un droit à réserve héréditaire sur le reste du patrimoine, durant la vie du parent alors que le droit à réserve n’existe pas et ne s’applique que lors de l’ouverture de la succession sur l’actif net de succession. Et s’il ne reste rien dans la succession, alors l’assiette du droit à réserve sera nulle et la réserve également.
Pourquoi affirmer alors que le contrat d’assurance-vie permet de faire défaut à la réserve héréditaire des héritiers, alors que l’on arrive à la même situation si le patrimoine est dilapidé avant l’ouverture de la succession ?
Ce qui peut contrarier un héritier réservataire est le fait qu’en présence d’un contrat d’assurance-vie, les capitaux existent toujours, mais reviennent à un tiers et non à lui-même, alors qu’en cas de dilapidation du patrimoine, il ne revient à (presque) personne. Mais justement, en développant l’assurance-vie et en allant au-delà de la quotité disponible, ce même héritier pourra s’assurer que les sommes ne seront pas dépensées ou dilapidées et pourra essayer de faire requalifier le contrat sur le fondement des primes manifestement exagérées.
Entre être certain de voir les sommes disparaître (dilapidation), et les retrouver en assurance-vie afin d’avoir une chance (peut-être minimum, mais une chance quand même) de retrouver des droits dessus, le choix est vite fait ! Et si les critères d’appréciation du caractère exagéré des versements ne sont définis par aucun texte de loi, les juges rappellent que le caractère manifestement exagéré des primes « s’apprécie au moment du versement, au regard de l’âge, des situations patrimoniale et familiale du souscripteur ainsi que de l’utilité du contrat pour celui-ci » (cf. encadré jurisprudences).
Il s’agit donc d’utiliser un faisceau d’indices basé sur les critères précités (âge, situation familiale, etc.) pour dire si exagération ou non il y a eu, à l’exclusion de tous autres critères, tels que la quotité disponible ou l’atteinte à la réserve héréditaire. Il est donc parfaitement possible d’investir une part importante de son patrimoine, voire tout son patrimoine en assurance-vie, dès lors que cela est échelonné dans le temps et que ces investissements n’ont pas pour objet de faire défaut à la réserve héréditaire, et sont utiles au souscripteur.