45 milliards d’euros sont chaque année attribués aux bénéficiaires d’assurances-vie. Une manne qui échappe au cadre successoral… sauf cas de « primes exagérées ». Ce garde-fou est-il efficace ? Que dit la justice ? Quelle part de son patrimoine peut-on transmettre avec l’assurance-vie ? Le point sur un sujet épineux.C’est bien connu, l’assurance-vie est une enveloppe incontournable pour optimiser la transmission d’un patrimoine financier au décès. Et le public de citer, en premier lieu, ses avantages fiscaux sur les sommes transmises.Sauf que l’essentiel n’est pas là. La caractéristique clé de l’assurance-vie est d’ordre civil, puisque les capitaux décès n’intégreront pas la succession du défunt. En son article L.132-12, le Code des assurances énonce ainsi que « Le capital ou la rente stipulés payables lors du décès de l’assuré à un bénéficiaire déterminé ou à ses héritiers ne font pas partie de la succession de l’assuré». L’article suivant, le L. 132-13, enfonce le clou, statuant que ce capital n’est soumis «ni aux règles du rapport à succession, ni à celles de la réduction pour atteinte à la réserve des héritiers du contractant ». Aucun autre placement n’est traité de la sorte, sauf le PER (plan d’épargne-retraite) assurantiel, qui repose juridiquement dans l’enveloppe du contrat d’assurance.Autre point fondamental : le souscripteur du contrat est libre de gratifier qui bon lui semble (sauf quelques cas précis mais rares indiqués dans le Code des assurances), sans s’en tenir aux règles de partage légales. Reste un détail, qui va avoir toute son importance. L’alinéa 2 de l’article L. 132-13 précise en effet que « ces règles ne s’appliquent pas non plus aux sommes versées par le contractant à titre de primes, à moins que celles-ci n’aient été manifestement exagérées eu égard à ses facultés. » La sentence est lâchée : primes manifestement exagérées. Il existe donc bien une limite légale au caractère hors succession de l’assurance-vie.
Le casse-tête de la preuve Voilà pour le cadre juridique. En pratique, qui peut actionner ce garde-fou et dans quel but ? Des héritiers du défunt, qui s’estimeraient lésés d’un capital financier attribué à d’autres (héritiers ou tiers). Pour obtenir réparation, c’est-à-dire récupérer la cassette et sa réintégration dans la succession, ils devront alors démontrer cette exagération devant un tribunal. C’est là une tout autre histoire qui démarre. « La loi expose le principe des primes manifestement exagérées en assurance-vie, mais elle n’est pas bavarde quant à ce qu’elles recouvrent, reconnaît Gaultier Lauriau, directeur des solutions patrimoniales chez Abeille Assurances. La jurisprudence est, en revanche, désormais bien établie pour savoir à quoi s’en tenir. L’âge, la situation patrimoniale et familiale du souscripteur, et l’utilité du contrat sont les critères pris en compte par les juges pour apprécier le caractère exagéré des primes. Il faut aussi préciser que ces critères s’apprécient au moment des versements, et non au décès de l’assuré. Partant de là, la preuve est évidemment difficile à apporter pour des plaignants, qui doivent construire des dossiers reposant sur des éléments souvent très anciens, les primes pouvant remonter à plusieurs années. Résultat, dans les cas portés devant la justice, gain de cause est rarement donné aux héritiers plaignants.» Et pour cause, les héritiers à l’origine de l’action doivent non seulement connaître l’existence du contrat, mais aussi reconstituer le patrimoine de leur proche décédé en se plaçant à toutes les époques où les versements ont eu lieu. Il faut ensuite confronter ces éléments au patrimoine du défunt, à ses revenus, à son âge et disposer d’un maximum de pièces pour étayer son dossier : déclarations de revenus, relevés d’épargne, situation professionnelle, train de vie… Un travail de recoupement long et minutieux, un casse-tête disent certains, qu’il est recommandé de mener avec un avocat spécialisé en droit des successions. A noter : le juge des référés peut aussi être saisi afin d’obtenir de la compagnie d’assurances une copie du contrat et l’historique des versements. En bout de course, l’appréciation des « primes exagérées » relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. La Cour de cassation, organe suprême de notre juridiction, a aussi rendu de nombreux arrêts pour préciser comment doivent être évaluées les primes exagérées. Ainsi, en 2015, la Cour précisait que l’excès « s’apprécie au moment du versement, au regard de l’âge, ainsi que des situations patrimoniale et familiale ». Ajoutons que l’emploi de l’adverbe « manifestement » dans le texte de loi renvoie à l’idée qu’il s’agit d’une prime qui, lors de son versement, outrepasse largement les facultés du souscripteur. Tous les professionnels – assureurs, avocats spécialisés en droit des successions, notaires, conseillers patrimoniaux – connaissent maintenant la règle du jeu, les épargnants moins semble-t-il.
L’utilité, le critère cléA défaut d’être bâtie sur les critères précités, toute tentative d’héritiers sera recalée. Reprenons donc les éléments. Comme dit, pour statuer, les magistrats doivent regarder concrètement la situation de l’assuré au moment du versement de chaque prime, et non à son décès. L’importance de la prime par rapport au patrimoine du souscripteur doit être évaluée, sachant qu’aucun pourcentage ne saurait être établi en théorie. Sont pris en compte les revenus du souscripteur, ainsi que tous les éléments de son patrimoine (mobilier, immobilier). Autres points clés dans l’analyse : l’âge de l’assuré au moment des versements, son état de santé, son espérance de vie. Trois variables qu’il faut lier et non analyser indépendamment. On peut souscrire une assurance-vie à cinquante ans en étant très malade, comme à soixante-quinze ans avec une santé solide.Au fil des années, notamment depuis un arrêt du 19 mars 2014, la Cour de cassation a aussi rappelé avec insistance, qu’il fallait étudier l’utilité (ou par ricochet l’inutilité) du contrat souscrit. « Ce critère est devenu central dans l’analyse des primes exagérées, confirme Gaultier Lauriau. Pour des souscriptions à des âges tardifs, qui peuvent être source de contentieux, il faut encore plus y veiller. Par exemple, un contrat sera considéré comme utile s’il permet à une personne âgée d’augmenter ses faibles revenus. Ou s’il a fait l’objet de la mise en place d’un plan de rachats partiels programmés. Concernant l’âge, il faut aussi que l’espérance de vie de l’assuré au moment du versement soit cohérente avec le but poursuivi. La règle fiscale des huit ans propre à l’assurance-vie est pertinente, et pourra être prise en compte pour mettre en place des retraits. Quoi qu’il en soit, faire vivre un contrat par des opérations de retrait, versement, arbitrage est un élément clé pour contrer l’accusation de primes exagérées versées, tout en s’affranchissant des règles de la réserve héréditaire. » « Faire vivre son contrat », selon l’expression de la doctrine, est un conseil donné par les assureurs pour éviter les litiges futurs. Quel juge niera en effet l’utilité procurée par un contrat qui a permis l’obtention de revenus complémentaires pour son détenteur ? Ou inversement que le capital disponible sur son assurance-vie est inutile puisqu’il permet de faire face en permanence à des dépenses ?Gare aux chausse-trappes !A bien y regarder, la liste des critères retenus par les juges n’est in fine pas si longue.Mais attention, la jurisprudence rappelle fréquemment que tous doivent être étudiés lors d’une action. Aucune exclusion n’est possible : à défaut, la décision prise par les juges du fond sera probablement cassée par la Cour de cassation pour manque de base légale.Levons d’autres malentendus. D’abord, pas de méprise, la Cour de cassation a tranché depuis 2004 en faveur de la date de versement des sommes par le souscripteur sur le contrat d’assurance-vie (« l’excès manifeste des primes s’apprécie au moment du versement »). Ensuite, sans doute par commodité, c’est l’ensemble des primes qui est réintégré le cas échéant, sans quantifier le montant de l’excès. Autrement dit, le juge ayant qualifié l’exagération manifeste des primes n’aura pas à scinder celles-ci, ce qui serait source de complications. Quid des plus-values ou intérêts du contrat, enfin ? Ils ne peuvent pas être réintégrés, puisque seuls sont pris en compte les versements. Dans un arrêt du 16 décembre 2020 (1re civ, n° 19-17517), la Cour de cassation avait cassé un arrêt de Cour d’appel sur ce point, cette dernière ayant rapporté l’ensemble du capital-décès dans la succession.La piste des « faux » critères, c’est-à-dire inopérants, vaut aussi d’être citée. Sont ici considérés les éléments non reconnus par la Cour de cassation, alors que des magistrats les avaient pris en compte. Exemple : le dépassement de la quotité disponible. Ce n’est pas en soi une preuve de primes exagérées, signifiant à revers qu’il est tout à fait possible de verser davantage que le montant de la quotité disponible en assurance-vie, y compris si les bénéficiaires désignés ne sont pas les héritiers de l’assuré. Autre critère erroné : les facultés intellectuelles du souscripteur ou encore l’intention frauduleuse, qui ne sont pas liées aux articles du Code des assurances précité. Quid de la modification de la clause bénéficiaire (par exemple, sur la fin de sa vie, supprimer ses enfants pour désigner un tiers) ? Aucune jurisprudence n’a retenu ce critère pour appuyer la notion de primes exagérées, puisque ces dernières s’évaluent au moment du versement et non de la modification de la clause. Pour utiliser cet argument, ne faudrait-il pas davantage plaider un abus de faiblesse, « le client n’avait pas toute sa tête » lorsqu’on l’a poussé à changer de bénéficiaire ? Autant d’éléments à écarter, donc. Mais bizarrement, alors que la Cour de cassation a régulièrement rappelé la base légale pour dire si oui ou non des primes sont exagérées, bien des juges du fond (tribunal de première instance, cour d’appel) ont fait fausse route en associant ces critères selon la méthode du faisceau d’indices, tantôt en se référant à la quotité disponible, tantôt aux intentions du souscripteur ou aux conflits d’intérêts dans la famille, etc. D’où les nombreux arrêts favorables aux plaignants ensuite cassés par la Cour de cassation…La bonne stratégieSans surprise, la controverse autour des primes exagérées gagne du terrain. Pas sur le terrain judiciaire, trop complexe au vu des critères retenus constatent certains, mais sur celui du conseil. « Nous n’observons pas vraiment une croissance des litiges pour primes exagérées chez nous, globalement la situation est stabilisée sur le marché, avec un certain statu quo sur cette question, confirme Gaultier Lauriau. En revanche, nous sommes de plus en plus interrogés par nos conseillers ou partenaires, ce qui est assez logique au vu de la transformation familiale de notre société avec notamment de plus en plus de familles recomposées et de potentiels problèmes dans le futur. » Avec l’avancée en âge, les ménages se tournent aussi davantage vers l’assurance-vie, arbitrant leur patrimoine immobilier plus lourd à gérer vers ce placement souple et attractif, disposant en outre d’un segment sécurisé (le fonds en euros). « La question de l’assurance-vie post-soixante-dix ans est aussi prépondérante, l’aspect civil du placement qui est hors succession prenant alors plus d’importance, dans le but de gratifier une personne chère ou une association, poursuit Gaultier Lauriau. Il sera alors prépondérant de faire vivre le contrat pour répondre au critère d’utilité en cas de contestation des héritiers. » Reste donc à adopter la bonne stratégie. Dans cette controverse autour des primes exagérées, le conseiller – CGP, courtier spécialisé – compte les points. Son défi ? Mettre en avant les vertus de l’assurance-vie, y compris civiles, son utilité certaine, tout en exposant la limite légale des « primes exagérées ». Un travail que les CGP qualifiés sont habitués à mener en suivant quelques règles de bon sens. « Pour éviter le risque de primes manifestassent exagérées, il convient d’éviter d’effectuer des versements élevés à un âge avancé, si l’on n’a pas déjà une épargne correcte et/ou un ou plusieurs biens immobiliers, conseille Benoît Berchebru, directeur de l’ingénierie patrimoniale chez Nortia. Il faut échelonner dans le temps le versement des primes, au fur et à mesure de la constitution de son épargne et/ou lors de la perception de revenus exceptionnels (cession de biens immobiliers, titres de société, etc.). Par exemple, si un souscripteur ouvre son premier contrat d’assurance-vie à soixante-dix-huit ans et verse les trois-quarts de ses revenus mensuels, ainsi que la totalité de ses livrets bancaires (livret A, LDD, etc.), il existera un fort risque de primes manifestement exagérées. ».Bref, il faut assurément faire preuve d’une gestion progressive et non brutale de ses avoirs. La problématique est ici davantage dans le comment que le combien. Benoît Berchebru poursuit : « rien interdit de se retrouver au jour de son décès, avec comme seul patrimoine, un seul contrat d’assurance-vie sans autre patrimoine par ailleurs, dès lors que ce mode de détention est parfaitement autorisé, que le contrat d’assurance-vie n’a pas été ouvert la veille de son décès, que des opérations de rachats, d’arbitrage ont été réalisées sur le contrat (preuve de l’utilité du contrat) durant la vie du souscripteur, que des options financières au contrat ont été souscrites (stop-loss, écrêtement des plus-values, garantie décès, annuité garantie, etc.). Et ce, même si les bénéficiaires du contrat ne sont pas les héritiers réservataires. » En somme, un assuré peut avoir 100 % de son patrimoine en assurance-vie, aucun texte légal ne l’interdisant, dès lors que cette constitution n’est pas effectuée d’une seule traite à la fin de sa vie !Un sujet toujours brûlantTechnique et juridique, la problématique des « primes exagérées » est aussi tout autant « politique ». Et ce pour trois raisons:l’efficacité réelle de ce dispositif, le caractère hors succession de l’assurance-vie, le poids maximal de ce placement dans un patrimoine. Reprenons ces trois points dans l’ordre.Un, le garde-fou des primes exagérées issu du Code des assurances est-il opérant ? Oui, pour les assureurs, qui y voient un pôle de stabilité et sont davantage enclins (au vu de notre enquête) à ne pas en faire état sur la place publique. Non, pour de nombreux analystes extérieurs, qui indiquent que seuls les abus très conséquents sont éventuellement sanctionnés, quand de nombreux petits excès passent à la trappe. « Les contentieux sont l’écume des choses, souligne à couvert un assureur de poids. En réalité, beaucoup de situations s’arrêtent avant le contentieux car les chances d’aboutissement sont minces. Le recours au juge n’est donc pas systématique, loin de là, ce dont on peut se féliciter ou se désoler. Il est toutefois certain aujourd’hui que les gens qui veulent intenter une action pour primes exagérées doivent savoir que ce sera long, coûteux et souvent voué à l’échec. » D’où les appels, ici ou là, pour rendre les critères d’évaluation moins drastiques, en commençant par revenir sur celui de l’utilité, jugé trop englobant. C’est là un appel du pied à la Cour de cassation, que certains estiment trop proche de l’intérêt des assureurs-vie. L’évolution pourrait aussi se faire sur le terrain législatif, par une refonte du Code des assurances. Lors de sa 73e session, fin 2022, l’assemblée de liaison des notaires de France avait transmis au Conseil supérieur du notariat (CSN) le vœu d’une « définition des primes manifestement exagérées en assurance-vie », en vue d’engager « une démarche auprès du législateur pour faire compléter l’article L. 132-13 du Code des assurances par une définition précise de la notion de primes manifestement exagérées afin de limiter le contentieux à ce sujet et ainsi apaiser les relations dans le cadre du traitement des dossiers de successions ». C’est ce que réclament a minima les notaires. Plus fondamentalement, nombre d’entre eux militent pour la réintégration civile de l’assurance-vie dans les successions. Malgré nos sollicitations, le CSN n’a pas voulu commenter cette problématique.
Quid de la réserve héréditaire ?La position du notariat est pourtant assez claire. Dans une note du 30 juin 2003, le président du CSN faisait ainsi valoir que « l’assurance-vie a parfois pour résultat de déshériter les proches du souscripteur en contrariété avec le respect de l’ordre public successoral, notamment la réserve héréditaire ». D’où des contentieux abondants et croissants dans les familles, est-il ajouté. « Tant en matière successorale que de liquidation de communauté, le recours à la notion de primes manifestement exagérées est périlleux et sources d’incertitudes ». Plus directement, certains notaires n’hésitent pas à dire que l’assurance-vie permet de court-circuiter la réserve héréditaire. C’est là le coeur du second hiatus « politique » évoqué. Au bon souvenir, le « rapport sur la réserve héréditaire » de Cécile Péres, professeur de droit privé, et de Philippe Potentier, notaire, remis au ministère de la Justice le 13 décembre 2019, contenait une recommandation radicale (n° 23) : « soumettre, pour les seuls aspects civils, l’assurance-vie au droit commun des successions et des libéralités ». Sans pour autant toucher aux avantages fiscaux du placement, qui seraient alors conservés.Sans surprise, cette proposition révolutionnaire n’a pas été reprise. Immuables, les pouvoirs publics affichent une position qui n’a pas varié depuis 2016, quand fut donnée la réponse ministérielle à une question du sénateur Claude Malhuret (n° 18027, publiée au JO du 12 mai 2016) : « il ne paraît pas nécessaire de procéder à une modification du droit, les mécanismes proposés (primes exagérées, requalification en donation indirecte, ndlr) par la loi permettant déjà d’assurer aux héritiers une protection suffisante de leurs droits ». Ils doivent aussi compter sur l’analyse des assureurs, vent debout contre une évolution qui saperait les fondements de l’assurance-vie, rappelant que les capitaux versés aux bénéficiaires ne sortent pas du patrimoine du souscripteur mais bien de celui de l’assureur. C’est donc la stipulation pour autrui qui justifie l’absence de soumission au rapport et à la réserve, selon la doctrine assurantielle. Pour l’histoire, cette place à part de l’assurance-vie n’est pas fraîche, datant de 1930. On lit dans la loi du 13 juillet 1930 (article 68) que « les sommes payables au décès de l’assuré à un bénéficiaire déterminé ne sont soumises ni aux règles du rapport à succession, ni à celles de la réduction pour atteinte à la réserve des héritiers de l’assuré. Ces règles ne s’appliquent pas non plus aux sommes versées par l’assuré à titre de primes, à moins que celles-ci n’aient été manifestement exagérées eu égard à ses facultés ». Nous y sommes toujours, mot pour mot.La notion de « réserve héréditaire » est-elle du reste appelée à durer ? Pas certain, au vu des enquêtes menées par différents instituts de sondage. Selon l’Observatoire des solidarités intergénérationnelles Asac-Fapès/Ifop, dans une enquête réalisée ce printemps, plus de trois jeunes de moins de trente-cinq ans sur quatre pourraient léguer un héritage hors des schémas classiques de succession. Et plus d’un jeune sur quatre envisage d’utiliser l’assurance-vie dans ce but. Ce placement est même considéré par 42 % d’entre eux comme la première solution de transmission.Rien d’étonnant pour Gaultier Lauriau : « la question des primes exagérées renvoie in fine à celle de la réserve héréditaire, qui est une spécificité du droit français. En réalité, l’assurance-vie est aujourd’hui la soupape de sécurité qui permet de maintenir la réserve héréditaire en place – dont le maintien n’est plus vraiment dans le sens de l’histoire – en donnant la possibilité à chacun de transmettre librement une partie de son patrimoine. Mais il faut chasser une idée fausse, encore répandue chez certains conseillers en gestion de patrimoine, affirmant que les primes versées en assurance-vie ne doivent pas dépasser la quotité disponible. C’est faux, l’atteinte à la réserve héréditaire n’est pas un critère de primes exagérées.»Voilà qui nous mène au troisième point:la part d’assurance-vie dans le patrimoine.
Combien en assurance-vie ?Sur cette question, nulle limite légale n’existe. La Fédération des assureurs ne donne aucun chiffre non plus, ayant en revanche émis des recommandations pour « éviter les souscriptions qui fragilisent l’opération d’assurance-vie, tant sur le plan civil que sur le plan fiscal ». Et de préciser : « L’entreprise d’assurance doit mettre en place une procédure d’examen systématique pour les demandes de souscription au-delà d’un certain âge et, en tout état de cause, à partir de quatre-vingt-cinq ans, afin de vérifier l’opportunité, pour le souscripteur, de l’opération d’assurance-vie envisagée… Le montant des primes versées doit être adapté aux objectifs du souscripteur et à la composition de son patrimoine». Partant de là et sans surprise, les assureurs se montrent prudents. A demi mots, ils expliquent accepter entre 30 et 50 % maximum du patrimoine en assurance-vie. Sans fondement légal ou réglementaire, ces autolimitations sont du ressort de chaque enseigne et difficiles à vérifier, le client restant maître des informations divulguées à son conseiller. « Même s’il n’existe pas de montant limite à placer en assurance-vie, nous avons fixé le seuil à 50 % maximum du patrimoine chez Abeille Assurances, un plafond qui peut s’atteindre quand l’utilité des primes est double, par exemple dans le cadre d’une famille recomposée pour protéger son conjoint et aussi tirer des revenus complémentaires de son contrat et que l’âge lors des versements n’est pas trop avancé», illustre Gaultier Lauriau.Pas trop de primes en somme, pour ne pas fâcher les descendants écartés de leur bénéfice. Cette histoire est-elle surjouée ? Nombre de professionnels le disent, car les cas dans lesquels héritiers réservataires sont exclus du bénéfice des assurances-vie seraient rares. Et de constater que les Français souhaitent maintenir une stricte égalité entre leurs enfants. Prôner la modération des primes versées, alors que personne ne viendra se plaindre, est alors pour le moins malvenu. Idem quand l’assuré n’a pas d’héritiers réservataires. C’est pourquoi du côté des CGP ou des plates-formes qui les fournissent, le discours se veut souvent plus offensif. Pour Benoît Berchebru, « un contrat d’assurance-vie est d’abord ouvert pour soi-même (principe d’utilité), avant d’être souscrit pour ses bénéficiaires, héritiers ou non. Sachant qu’il n’existe aucun lien entre assurance-vie, réserve héréditaire et quotité disponible, limiter l’investissement de son patrimoine en assurance-vie à la quotité disponible est une hérésie juridique et économique. Rien n’empêchera un héritier réservataire non bénéficiaire du contrat d’assurance-vie, d’attaquer le contrat d’assurance-vie sur la notion de primes manifestement exagérées, même si celui-ci ne représente que la quote-part de la quotité disponible de l’actif de succession. Alors pourquoi s’autolimiter ? » La question vaut en effet d’être posée…
Décryptage juridiqueLa réserve héréditaire est la part des biens et droits successoraux revenant de droit aux héritiers réservataires. Les titulaires de cette réserve ne sont autres que les descendants du de cujus (premier ordre des héritiers).Inversement, la quotité disponible est la part des biens et droits successoraux non réservée par la loi et dont le défunt peut disposer librement par des libéralités. C’est l’article 913 du Code civil qui indique le poids de cette quotité disponible selon le nombre d’enfants:moitié de la masse successorale avec un enfant, un tiers avec deux enfants, un quart avec trois enfants ou plus.Partant de là, si la quotité disponible est dépassée et s’ils n’en sont pas les bénéficiaires, les héritiers réservataires peuvent intenter une action en réduction, la réduction étant la reconstitution du patrimoine du défunt visant à préserver l’égalité entre les héritiers.
Les autres voies de contestationRequalification en contrat de capitalisationPour contrer les articles L. 132-12 et 13 du Code des assurances, l’angle d’attaque initial fut de confondre l’assurance-vie avec un contrat de capitalisation, c’est-à-dire un pur placement financier. Dans ce cas, l’opération d’assurance disparaît, l’aléa avec, et par ricochet le cadre hors succession au décès. Cette attaque a vécu voici vingt ans, depuis le 23 novembre 2004 précisément, lorsque quatre arrêts (n° 01-13582, 02-11352, 02-17507, 03-13673) de la chambre mixte de la Cour de cassation avaient confirmé la qualification d’assurance, fermant la porte à une possible requalification. L’argument phare ? Les effets du contrat dépendant de la vie humaine, ils contiennent donc un aléa au sens des articles 1964 du Code civil, et L. 310-1, 1° et R. 310-1, 20 du Code des assurances. Au passage, la Cour de cassation notait que l’existence du garde-fou des primes exagérées rendait compatible les dispositions contractuelles de l’assurance-vie avec le droit successoral.
Requalification en donation indirecteC’est une autre alternative pour les héritiers lésés. Il s’agit ici de prouver que le contrat d’assurance-vie s’analyse en une donation indirecte. Ce peut être le cas, selon la Cour de cassation, si les circonstances dans lesquelles son bénéficiaire a été désigné caractérisent la volonté du souscripteur « de se dépouiller de manière irrévocable » (arrêt n° 06-12279 du 21 décembre 2017). La requalification en donation indirecte va induire la réintégration du capital versé au bénéficiaire, et pas seulement des primes. Donc, en y incluant les intérêts et plus-values éventuels. Dans les faits, ce motif est très rarement retenu par les juges. Il faut, en effet, que l’aléa propre au contrat d’assurance soit absent, ce qui sera le cas pour une souscription sur son lit de mort. A l’instar de cet arrêt de la chambre mixte de la Cour de cassation du 21 décembre 2007 : le souscripteur avait investi 85 % de son patrimoine en désignant sa concubine comme bénéficiaire, trois jours avant de décéder d’un cancer dont il se savait atteint.
« L’action en primes manifestement exagérées est aujourd’hui inefficace »L’expert Pascal Pineau, gérant Atelier Formation Pascal Pineau, nous explique livre une analyse sans langue de bois autour des primes exagérées. Instructif.
Investissement Conseils : Quel bilan tirer du mécanisme des primes manifestement exagérées ?Pascal Pineau : Revenons tout d’abord quelques années en arrière. Le rapport Pérès-Potentier sur la réserve héréditaire, remis à la ministre de la Justice en décembre 2019, proposait d’inscrire les capitaux versés au titre de l’assurance-vie dans la mécanique successorale.En réaction sans doute, sur le terrain judiciaire, on pouvait observer que les magistrats répondaient un peu plus favorablement aux actions des héritiers arguant de primes exagérées. Les lignes commençaient donc à bouger, mais ce frémissement s’est vite éteint. Le constat est aujourd’hui évident:l’action en primes manifestement exagérées est largement inefficace.
Pourquoi cette inefficacité ?Apporter la preuve que des primes sont exagérées a toujours été très difficile pour les plaignants. Il leur faut en effet s’en tenir à la situation du souscripteur au moment du versement des primes, en intégrant sa situation familiale et patrimoniale, ce qui nécessite de bâtir un dossier qui compile des éléments parfois anciens. Et la Cour de cassation a joué un rôle central pour accentuer encore les difficultés, en demandant aux magistrats d’étudier l’utilité de la souscription du contrat comme critère déterminant pour évaluer la notion de primes exagérées. Or, mis à part pour quelques cas à la marge, notamment pour des souscriptions «tardives»au regard de l’âge et de la santé, l’utilité du contrat d’assurance-vie est difficile, sinon impossible à nier.Résultat : la partie est souvent perdue d’avance pour les plaignants et les contestations se font en toute logique plus rares. Comme je l’ai déjà écrit par le passé, l’action en primes exagérées devant les tribunaux a été «tuée»par cet argument. En principe, fort des nombreux arrêts rendus, les juges du fond devraient savoir comment ne pas se faire sanctionner par la Cour de cassation. Dans les faits, ce n’est toujours pas le cas. Preuve en est un récent arrêt de la Cour de cassation, qui a une nouvelle fois constaté que les juges d’appel n’avaient pas examiné la situation patrimoniale globale de l’assuré à la date du versement(1).
Cette situation est-elle tenable ?A long terme, l’innocuité de l’action supposée être le garde-fou officiel de l’assurance-vie interroge. Bien sûr, beaucoup d’assureurs se félicitent de ce statu quo. Bien sûr, tout le monde n’utilise pas l’assurance-vie pour contourner la réserve héréditaire.Mais force est de reconnaître que les privilèges exorbitants de l’assurance-vie, notamment au regard du droit civil, interpellent. Preuve en est le rapport précité. Ces privilèges sont-ils encore justifiés ? La question est légitime, d’autant qu’on applique aujourd’hui à l’assurance-vie des textes qui, historiquement, visaient l’assurance-décès.Avec ce type de contrat, même si les montants transmis au décès pouvaient être élevés, les primes versées restaient généralement modiques. Avec l’assurance-vie, qui est un placement financier avant tout et qui draine des capitaux extrêmement importants, la donne a complètement changé. Le constat d’un mécanisme des primes exagérées largement inopérant fait craindre une réforme plus radicale, comme ce fut le cas en Belgique.
1. 1re chambre civile, 2 mai 2024, pourvoi n° 22-14.829.
Primes exagérées : la Cour de cassation dit non !Un homme avait obtenu, en 2020 des juges de première instance, puis en 2022 des juges d’appel, la reconnaissance du caractère exagéré des primes versées par sa mère sur son assurance-vie. Cette dernière avait souscrit le placement en 2000 et avait effectué trois versements successifs en 2000, 2002 et 2010. A son décès en 2013, les fonds s’élevaient à plus de 86 719 euros et ont été versés au bénéficiaire désigné, sa fille. Le fils a d’abord obtenu en justice que sa soeur soit condamnée à restituer l’argent afin qu’il soit réintégré dans la succession. Les juges se sont surtout basés sur l’absence de revenus de l’assurée au moment de la souscription du contrat et du versement de la première prime. Mais ils n’ont pas étudié les autres critères. La fille a décidé de se pourvoir en cassation et a obtenu gain de cause. Les hauts magistrats ont considéré que les juges d’appel n’ont pas recherché, pour apprécier le caractère manifestement exagéré des primes, la situation patrimoniale globale de l’assurée décédée, notamment son patrimoine immobilier, son épargne et ses revenus à la date de chaque versement. 1re chambre civile, 2 mai 2024, pourvoi n° 22-14.829.
Une femme souscrit un contrat d’assurance-vie à 72 ans en y plaçant toutes ses économies, soit 81 000 euros. Elle décède moins de trois ans après la souscription, le capital étant attribué à des bénéficiaires non-héritiers. Estimant que les primes étaient exagérées, eu égard à ses facultés à l’époque des versements, ses petits-enfants indiquent que « l’âge de l’intéressée à la date de la souscription du contrat d’assurance-vie, la courte durée de ce contrat (deux ans et huit mois) et l’absence de tout actif successoral autre que ledit contrat d’assurance-vie (attesté par le notaire) » constituaient une présomption de primes exagérées. Les magistrats de la cour d’appel de Lyon, puis ceux de la Cour de cassation les déboutent, concluant à l’absence de « primes manifestement exagérées ».2e chambre civile, 5 juillet 2006, pourvoi n° 05-15409.
Monsieur X., né le 18 novembre 1909 et décédé le 18 novembre 1997, a souscrit plusieurs contrats d’assurance-vie entre 1988 et 1992, étant alors âgé de 79 à 83 ans. Au moment du versement des primes litigieuses d’un montant de 228 844 euros, à l’excep-tion d’une retraite modeste et de l’usufruit de deux maisons, Robert X ne disposait que d’un capital de 131 151 euros. Les juges ont toutefois estimé qu’une prime valant 73 % du capital de l’assuré ne présentait pas un caractère manifestement exagéré.2e chambre civile, 4 juillet 2007, pourvoi n° 06-14048.
Mariée sous le régime de la communauté universelle, Madame Y souscrit le 15 juillet 1992 une assurance-vie avec son époux pour bénéficiaire. Elle verse une première somme de 75 225 euros. Le 4 juin 1999, Madame Y modifie la clause bénéficiaire, en désignant ses frères et soeurs. Puis le 5 août 1999, elle réalise un nouveau versement de 76 225 euros. Madame Y décède le 29 septembre 1999, soit six semaines après. Ayant relevé qu’au cours des années 1999 et 2000, les époux détenaient un patrimoine de plus de 2,7 millions d’euros et que leurs revenus déclarés pour l’année 1997 s’élevaient à plus d’un million d’euros, les magistrats concluent au caractère non exagéré des primes versées.1re chambre civile, 12 décembre 2006, pourvoi n° 04-17430.
A 82 ans, une dame ouvre un contrat pour y verser 32 014 euros, correspondant alors aux trois quarts du montant de la vente d’un bien immobilier. Bien qu’elle ne percevait pas de pension de retraite et que son seul bien propre était un capital de 48 783 euros issu de la vente d’un immeuble, les juges ne considèrent pas le versement comme exagéré, estimant que le contrat présentait «un intérêt pour la souscriptrice eu égard à sa situation familiale». 1re chambre civile, 27 mars 2007, pourvoi n° 05-15781.
A 73 ans, un homme en bonne santé verse sur deux assurances-vie des fonds provenant de la vente d’immeubles qui représentaient une partie importante de son patrimoine. Sa pension de retraite était suffisante pour lui assurer un train de vie normal, de sorte qu’il ne lui était pas nécessaire de mobiliser cette épargne. Les juges ont statué qu’à la date de leur versement, les primes ne présentaient pas un caractère manifestement exagéré et ne devaient pas être réintégrées à l’actif de la succession, constatant aussi l’utilité pour le souscripteur d’effectuer un placement à long terme.1re chambre civile, 15 mai 2018, pourvoi n° 17-17303.