Pierre Sabatier (Aurep) : « La récession est inévitable d’ici la fin de l’année »

26/06/2023 - source : Profession CGP

Pierre Sabatier, président de PrimeView et de l’Aurep, livre son point de vue d’économiste sur les profondes mutations du contexte économique et financier. Selon lui, si les actifs obligataires de qualité sont à privilégier, il conviendra, demain, de saisir les opportunités sur les actifs risqués qui naîtront du prochain – et inévitable – ralentissement économique.

Profession CGP : En tant qu’économiste, quel regard portez-vous sur le contexte actuel ?

Pierre Sabatier : Nous sommes au milieu du gué d’un cycle économique classique que nous n’avions plus rencontré depuis longtemps. En effet, ces quinze dernières années, le cycle a été déformé par l’action des banques centrales principalement, mais aussi par la crise sanitaire. Nous vivions dans une période de grande modération, avec un niveau de croissance correct et des banques centrales qui agissaient comme des assureurs, à savoir des acheteurs en dernier recours dès lors qu’une phase de stress survenait, créant les bases d’un aléa moral à l’origine de toutes les bulles : ne pas avoir à subir les conséquences de ses actes en cas de coup dur… Conséquence : tous les actifs progressaient en même temps, hormis dans les phases ponctuelles de stress extrême, comme le choc politique de 2011-2012 et la crise sanitaire, les replis étant vite effacés dès la mise en place de l’action des banques centrales. Or la résurgence de l’inflation depuis 2021 ne permet plus aux banquiers centraux de conserver leurs habitudes : ils ont arrêté de baisser les taux et leurs rachats d’actifs, pour se concentrer désormais sur la lutte contre l’inflation en faisant ralentir l’économie, via le renchérissement du coût du crédit et une disponibilité des liquidités moins importants.

 

Cette inflation est-elle structurelle ou conjoncturelle ?

Nous avons une vision bien singulière de la façon dont s’est construite l’inflation. Si elle s’est maintenue à un niveau élevé aussi longtemps, c’est plus lié à l’accumulation d’une série d’événements temporaires qu’à un véritable changement structurel. Nous pensons ainsi que l’inflation reviendra à un niveau plus raisonnable dès l’année prochaine, voire la fin 2023.

Il convient d’abord de rappeler que l’inflation provient du rapport de force entre l’offre et la demande. Lorsque la demande augmente vivement, comme c’était le cas jusqu’à la fin des années 1970, il faut toujours du temps pour que l’outil de production s’ajuste et soit en mesure de servir cette demande excédentaire. C’est ce frottement qui est à l’origine de la hausse des prix.

Depuis 2021, l’inflation est la conjonction de deux phénomènes. Il s’agit, tout d’abord, de la reprise fulgurante de la consommation des ménages survenue à l’issue de la crise sanitaire, après avoir connu un arrêt aussi brutal qu’inédit dans l’histoire économique moderne. La capacité des entreprises à répondre à cette demande explosive a été d’autant plus difficile qu’avec les progrès technologiques et logistiques effectués au cours de la décennie passée, elles n’avaient pas accumulé de stocks importants durant la crise sanitaire.

C’est un élément important à avoir en tête pour comprendre l’inflation de 2021 : par le passé, en période de récession brutale, les entreprises devaient porter des stocks colossaux issus du décalage important entre leurs prévisions de vente et la réalité des ventes. Désormais, l’essentiel de la production est déclenché au moment de la commande, ce qui a permis aux entreprises d’adapter très vite à la baisse leur niveau de production, et éviter ainsi les faillites classiques en période de récession liées à une augmentation insupportable du besoin en fonds de roulement provoquant une cessation de paiements quasiment immédiate. Cette capacité à travailler en flux tendu a donc permis d’éviter une vague de faillite.

L’inconvénient de ce mécanisme survient lors de la reprise : à la réouverture des économies, la hausse de la consommation fait exploser la demande… sans que les stocks hérités de la crise permettent d’y répondre. La nécessité pour tous de produire en même temps a donc naturellement mis sous tension l’ensemble des chaînes d’approvisionnement, le temps d’encaisser le surplus de consommation associée à la reprise post-crise sanitaire, expliquant l’inflation jusqu’au début 2022. A cela s’est ensuite ajouté un évènement évidemment imprévisible : la guerre en Ukraine qui a fait bondir les prix de l’énergie et de l’alimentaire notamment. Voilà pourquoi nous considérons que l’inflation n’est pas structurelle.

 

Toutefois les banques centrales ont agi vite et fort pour contrer cette vive inflation…

Il est clair qu’avec un niveau d’inflation aussi élevé, équivalent à celui des années 1970, elles ne pouvaient pas rester les bras ballants. Il est probable que sans la guerre en Ukraine, elles n’auraient pas agi, du moins pas avec autant de fermeté.

Le mouvement enclenché a été inédit, les taux directeurs passant rapidement de 1 à 5 % aux Etats-Unis et de 0 à 3,5 % en Europe. Les marchés obligataires ont été saisis par ce changement de braquet que peu d’investisseurs avaient vécu par le passé et pensé même possible : la majorité d’entre eux étaient convaincus que les banques centrales étaient contraintes d’agir comme elles l’avaient fait ces quinze dernières années… Cette croyance profonde de banques centrales ne pouvant être que market friendly a clairement été un faux ami.

 

L’impact de la hausse des taux semble prendre du temps à produire tous ses effets…

Déjà, il faut se convaincre que le monde ne peut pas fonctionner de la même manière avec des taux à 4 ou 5 %, contre 0 ou 1 %, il y a seulement un an et demi. Si l’on s’attarde sur l’histoire, on s’aperçoit que la hausse des taux directeurs n’a d’impact sur les acteurs économiques (consommateurs, entreprises et Etats) que douze à dix-huit mois plus tard. Or les relèvements de taux sont encore récents : mars 2022 pour les Etats-Unis et juillet 2022 pour la zone euro.

Le comportement des ménages est celui qui se modifie d’ailleurs le plus tardivement : la consommation met du temps avant d’infléchir car les habitudes ne changent pas du jour au lendemain. Les ménages puisent d’abord dans leurs réserves, lesquelles ont atteint un niveau élevé durant la période Covid (qu’on a appelé la surépargne), ce qui ralentit d’autant plus la baisse de la consommation. Ils ont également recours au crédit à la consommation, ce même si les taux ont fortement augmenté… Tant que la carte de crédit fonctionne, la musique continue.

Bref, ils utilisent tour à tour tous les leviers pour continuer à consommer. Cette phase requiert d’autant plus de temps qu’il existe actuellement une incohérence entre les autorités monétaires, qui souhaitent que la demande ralentisse, et les autorités budgétaires (les gouvernements) qui soutiennent la consommation par la demande publique.

Mais dans la durée, nous n’avons guère de doutes sur l’issue : les banques centrales réussiront à faire plier la demande, en maintenant la pression sur les conditions de financement durablement.

Les mauvaises nouvelles sur le front macroéconomique sont donc encore devant nous, y compris sur le front de l’emploi. En effet, une fois leurs carnets de commandes épongés, les entreprises commenceront à ajuster leurs équipes au regard du manque de perspectives, et cela malgré un chiffre d’affaires encore à son maximum.

Par exemple, le secteur de l’immobilier qui a beaucoup embauché ces quatre à cinq dernières années, va souffrir. Si la baisse des taux a fortement accru la capacité d’emprunt des ménages (en passant de 4 à 1 %, la solvabilité progresse de 25 % !) et porté le marché, la hausse des taux produit l’effet inverse. Le marché du neuf s’arrête sous l’effet de cette baisse du pouvoir d’achat et de la hausse des coûts de construction : les promoteurs écrasent leurs marges et sont incités à vendre en bloc… si ce n’est à mettre la clé sous la porte. Parallèlement, le volume des transactions dans l’ancien recule, faute d’accord entre les vendeurs et acheteurs. Bref, les promoteurs et artisans du bâtiment sont ceux qui vont écoper en premier.

Dans ces conditions, nous estimons que la récession est inévitable d’ici la fin de l’année, voire le début d’année prochaine. C’est mécanique, mais cela reste toutefois plus facilement gérable par les banques centrales qu’un évènement exogène.

 

La crise bancaire de mars dernier est-elle un point de fragilité pour l’économie mondiale ?

Contrairement à 2008, nous ne redoutons pas de risque systémique lié à des faillites bancaires. Depuis, la régulation a solidifié ces établissements et les Etats ont su être réactifs pour contrer tout emballement, comme l’atteste l’exemple de Crédit suisse ou de la SVB aux Etats-Unis.

Ces événements sont plutôt un premier symptôme de la hausse des taux et des prémices de ralentissement économique. Nous allons devoir nous réhabituer, et les banques également, à la hausse des cas de défaut, laquelle est logique dans les phases de récession.

L’avantage de cet épisode est qu’il devrait permettre aux banques centrales d’arrêter plus rapidement l’augmentation des taux directeurs. En effet, jusqu’ici le crédit était plus cher, mais toujours accessible. Désormais plus frileuses, les banques commerciales vont réduire son accessibilité et donc le volume de prêts accordés.

Néanmoins, des difficultés pourraient intervenir en dehors de l’univers bancaire. Depuis dix ans, notamment aux Etats-Unis, les fonds de Private Equity et de Private Debt ont largement financé le développement des entreprises à crédit. Les autorités monétaires ont bien conscience de ce phénomène et le surveillent attentivement, dans un contexte où la transparence est par définition moins importante que dans l’intermédiation bancaire.

 

Si le niveau d’inflation n’est pas structurel, les investisseurs auraient tout intérêt à se positionner sur les taux ?

Tout à fait. Nous vivons une époque extraordinaire avec des taux d’emprunts d’Etats ou de sociétés de qualité Investment Grade à 3 %, 4 %, voire 5 % à horizon dix ans ! Toute une classe d’actifs qui avait été jusqu’ici invendable délivre désormais un rendement attractif et doit, selon nous, être renforcée au cœur des portefeuilles des investisseurs. Par contre, il est évident que ce regain d’attractivité des obligations aura un impact sur le reste des actifs, en particulier l’immobilier financiarisé – les SCPI – qui était vendu depuis cinq ans comme des substituts aux actifs à revenu fixe que sont les obligations. C’est une chance d’avoir des taux à ce niveau pour une longue période, ce que nous n’avions pas connu depuis dix ou quinze ans. Cela permet aussi d’éviter de se poser la question du remploi des fonds. En effet, mieux vaut acheter de la duration que d’investir sur des fonds monétaires qui offrent eux aussi une belle rémunération. Mais pour combien de temps ? En investissant sur un horizon de plus long terme, cela permet de fixer un rendement et ensuite de profiter de l’écart de rémunération qui pourrait découler d’une prochaine baisse des taux, en lien avec le ralentissement économique prévisible. En revanche, il convient d’être sélectif et s’écarter des entreprises endettées ou High Yield pour le moment.

 

Outre l’obligataire de qualité que vous privilégiez, quelles sont vos autres convictions ?

2023 est l’année de la patience. La hausse des taux a et va encore entraîner un repricing important de toutes les classes d’actifs. Elle offrira des opportunités aux investisseurs qui sauront les identifier. Pour le haut rendement, il convient d’attendre que le ralentissement économique se matérialise pour pouvoir identifier les entreprises qui résistent le mieux. De plus, les spreads de taux ne sont pas encore assez élevés selon nous.

Sur les marchés actions cotés, nous sommes plus pondérés. Si les indices restent élevés, c’est parce qu’un nombre resserré de valeurs maintient les marchés. Les indices phare ne sont pas représentatifs des décotes qui se sont déjà produites dans une large partie de la cote. Ce mark-to-market permet d’ores et déjà de se positionner sur quelques dossiers, mais avec prudence en privilégiant les valeurs à l’activité la plus visible. En effet, le ralentissement économique commence à poindre et avec lui les baisses sur les anticipations de résultats. Mieux vaut donc attendre la fin de l’année pour revenir plus massivement, une fois que la dégradation des profits sera intégrée dans les cours. De belles décotes seront alors à saisir.

En revanche, l’inertie est plus prononcée en matière de Private Equity. Le mark-to-model permet de proposer une valorisation qui n’est pas celle d’une transaction à un instant T. Or ces estimations de valorisation sont différentes dans un univers de taux à 5 %, contre 1 % les années passées. Attention aussi aux fonds qui ont fortement utilisé l’effet de levier du crédit et qui permettaient de doper les rentabilités des produits… Des déceptions pourraient se faire jour. Mieux vaut donc se positionner sur des véhicules nouveaux sur ce type d’actifs.

L’immobilier répond à des logiques différentes selon les secteurs. Le commerce et les bureaux s’ajustent d’ores et déjà, la logistique aussi, mais dans une moindre mesure. Les SCPI les plus cycliques pourraient souffrir, ayant été longtemps vendues comme un substitut obligataire… La récente alerte de la BCE les a d’ailleurs pointées du doigt, alors que la liquidité de certains fonds anglo-saxons a été mise en sommeil… De son côté, le résidentiel est un paquebot qui évolue lentement. Si la hausse des taux perdure lors de ces deux prochaines années, une correction conséquente d’une vingtaine de pourcents sera alors inévitable.

 

Pour quelles raisons le Private Equity est-il, selon vous, à intégrer dans les patrimoines ?

La classe d’actifs permet de diversifier son patrimoine sur une autre typologie d’entreprises que celle des marchés cotés. Elles ne sont pas au même stade de leur développement, ce qui offre logiquement des perspectives de performance supérieures. De plus, la classe d’actifs bénéficie d’une volatilité moindre liée à sa méthode de valorisation. Pour investir, il convient toutefois de se poser la question du timing de l’investissement, en fonction de l’environnement économique et d’être extrêmement exigeant quant à la qualité des dossiers choisis.

Si, à court terme, nous sommes vigilants sur les conditions d’entrée dans le Private Equity, dont les niveaux de valorisation ne nous paraissent pas soutenables avec la hausse récente des taux, nous sommes toutefois convaincus qu’il prendra une place structurelle dans les patrimoines, les particuliers y consacrant à terme une poche raisonnable de leur patrimoine de 5 à 10 %, voire 15 % pour les plus aisés.

 

L’ISR s’impose dans toutes les classes d’actifs, mais comment l’intégrer dans ces décisions d’investissement ?

L’extra-financier est un sujet extrêmement important, mais qui n’est pas facile à adresser car il existe une difficulté fondamentale : comment l’intégrer d’un point de vue comptable. Lorsque tous les indicateurs vont dans le bon sens, cela ne pose aucune difficulté. En revanche, s’il existe une inadéquation entre le financier et l’extra-financier, l’exercice est périlleux. Pour cela, l’extra-financier devra, à terme, être intégré dans la comptabilité des entreprises et les critères de labellisation ajustés.

 

Dans ce contexte, quel conseil pourriez-vous donner aux conseils en gestion de patrimoine ?

Après des années de hausse continue de l’ensemble des classes d’actifs en raison de l’excès de liquidité, il va désormais être nécessaire de faire preuve d’une grande sélectivité dans le choix des classes d’actifs, mais aussi des dossiers sélectionnés à l’intérieur des classes d’actifs. Cela devra se coupler à plus fine sélection des acteurs choisis pour gérer ces produits. Jusqu’ici, on pouvait sélectionner des partenaires sur leur nom, ce qui facilitait la vente. Demain, il conviendra d’être plus exigeant en allant davantage dans le détail des produits et avec davantage de transparisation des portefeuilles. Dans un tel contexte, les CGP auront l’opportunité de démontrer leur valeur : celle d’être de véritables architectes du patrimoine, capables d’adapter leurs propositions évidemment au profil de leur client, mais aussi à l’environnement dans lequel ils vivent. C’est un challenge évidemment des plus enthousiasmants.          l

Désormais président de l’Aurep

Jusqu’ici vice-président, Pierre Sabatier vient de succéder à Catherine Orlhac (désormais vice-présidente) à la tête de l’institution qui a formé des milliers de conseillers en gestion de patrimoine au cours des trente dernières années. Avec ce changement, l’Aurep a voulu affirmer sa volonté de placer les disciplines économiques, financières et immobilières au même niveau que celle du juridique et du fiscal, disciplines phares de l’organisme de formation fondé par Jean Aulagnier dans les années 1990.

Egalement coresponsable, avec Charles Nourissat, de la formation Ingénierie en allocation patrimoniale, Pierre Sabatier confie : « Le challenge est relevé. Nous le relèverons main dans la main avec Catherine Orlhac, Jean Aulagnier, les autres membres du conseil d’administration et l’ensemble de l’équipe pédagogique composée de plus de quatre-vingt-dix formateurs désormais. Nous allons nous attacher à renforcer les formations existantes dans les domaines économiques, financiers et immobiliers, comme cela a déjà commencé pour le certificat Expert en conseil patrimonial. Notre volonté est de permettre à nos apprenants d’appréhender l’environnement économique de façon utile pour l’exercice de leur profession et non pas seulement comme un élément intéressant de culture générale. Cela est d’autant plus important que nous avons la conviction que mieux appréhender le contexte économique permettra de construire des allocations robustes et adaptées aux clients, alors que nous venons de passer quinze années durant lesquelles toutes les classes d’actifs étaient orientées à la hausse sans discernement. »

Ces dernières années, outre la création du certificat Ingénierie en allocation patrimoniale, l’Aurep avait renforcé son équipe pédagogique avec l’intégration de diverses personnalités, telles que Laurent Lamazère (président de Lamazère Gestion Privée), Benjamin Louvet (responsable de la gestion actifs réels d’Ofi Invest), Eric Mijot (responsable de la stratégie actions et responsable adjoint de la stratégie d’Amundi), Daniel While (directeur recherche et stratégie de Primonial Reim), David Seksig (fondateur de Remake AM), Véronique Riches-Flores (économiste indépendante, fondatrice et présidente de Riches Flores Research), Mathieu Plane (directeur adjoint du département analyse et prévision de l’OFCE) ou encore Arnaud Hars (spécialiste des produits structurés chez Tradition) et Denis Cohen-Bengio (directeur des solutions financières chez Groupama Gan Vie).