Le retour de l'investisseur discipliné

02/02/2023 - source : Gestion de Fortune

gef laurent chaudeurge

Tribune de Laurent Chaudeurge, responsable de l’ESG chez BDL Capital Management

Début Janvier, le Japon est devenu le dernier pays au monde à sortir de la période de taux négatifs. Une obligation japonaise d’échéance Mars 2024 était la dernière à « offrir » un rendement négatif, selon l’indice Bloomberg des obligations à taux fixe avec une maturité supérieure à 1 an. Cette période aura été une des principales conséquences de la grande crise financière de 2008. A l’époque l’éclatement brutal de la bulle de l’immobilier américain était déflationniste et faisait courir un risque de contagion non maîtrisée au reste du monde.

Pour lutter contre cette tendance, les banques centrales des pays développés se sont lancées dans une politique de Quantitative Easing sans précédent. Les deux leviers utilisés ont été les achats illimités d’obligations souveraines et une politique de taux court terme extrêmement expansionniste. La BCE, par exemple, a baissé son taux de refinancement à -0.5% pour inciter les banques à prêter pour stimuler l’économie réelle. Les banques centrales de Suède, du Danemark, de Suisse et du Japon ont aussi laissé leurs taux passer en territoire négatif. Les investisseurs ont alors constaté que laisser leurs liquidités sur un compte en banque leur coûtait de l’argent. Ils ont donc commencé à acheter des obligations à plus long échéance, prêts à accepter un rendement négatif si ce dernier était moins punitif que le taux à court terme.

Des raisonnements aberrants

C’est ainsi que le monde de la finance est entré dans un univers inconnu. Cette « expérience » aura duré 8 ans. Au pic, fin 2020, le montant d’obligations avec un rendement négatif représentait 18000 Md$. Deux ans plus tard tout a disparu… Il ne faut pas négliger les implications de ce changement brutal. L’entrée dans le monde des taux négatifs a représenté un bouleversement complet des fondements historiques de la finance. Un peu comme si, en sciences, e n’était finalement plus égal à mc2. Le « théorème » le plus célèbre en finance est que 10 euros reçus dans 10 ans valent moins que 10 euros reçus aujourd’hui. La raison est que si je reçois 10 euros aujourd’hui je peux les placer pendant 10 ans et donc, à cette échéance, j’aurai plus que 10 euros en poche. Si par exemple je peux placer mes 10 euros à 2% par an, dans 10 ans j’aurai un peu plus de 12 euros (10 × (1+2%)^10 = 12,19 euros).

La conséquence principale pour les investisseurs est de privilégier des entreprises avec des flux de trésorerie qui sont plus proches dans le temps, puisque plus le flux est lointain moins il n’a de valeur aujourd’hui. Les entreprises solides avec un génération de cash éprouvée et durable sont donc les plus recherchées. Avec le nouveau paradigme de taux négatifs, ces raisonnements s’inversent et mènent aux grandes aberrations observées sur les marchés financiers ces dernières années. Pour reprendre notre exemple, avec des taux négatifs, 10 euros dans 10 ans valent désormais plus que 10 euros aujourd’hui. Et 10 euros dans 20 ans valent encore plus aujourd’hui. En somme, plus le cash-flow de l’entreprise est lointain, plus il aurait de valeur aujourd’hui ? L’entreprise qui investit beaucoup, génère peu de cash-flow mais espère en générer un jour, à tout à coup plus de valeur que l’entreprise qui génère des profits dès maintenant.

Les concepts nébuleux mais qui séduisent les investisseurs sont privilégiés. Chacun se précipite pour investir dans des startups avec l’espoir qu’un jour, un cash-flow lointain apparaîtra et justifiera la valeur payée aujourd’hui. Avec les taux négatifs, le capital favorise les entreprises risquées, les investissements aléatoires et les bulles spéculatives.

La deuxième implication d’un retour à des taux positifs est plus directe, c’est la hausse des coûts de financement des entreprises. Là encore les taux négatifs menaient à des raisonnements aberrants. Les entreprises endettées étaient favorisées puisqu’elles « profitaient » de cet environnement pour emprunter à des taux très attrayants. Les entreprises prudentes, avec des excès de trésorerie, étaient critiquées pour leur incapacité à investir rapidement et significativement. Le retour des taux positifs signe le retour d’un coût du capital normalisé. Les entreprises solides avec une bonne génération de cash redeviennent plus attrayantes que les sociétés aux modèles économiques fragiles. Celles qui sont exigeantes sur la qualité de leurs investissements ont à nouveau plus de valeur que celles qui sont endettées à la suite de projets risqués.

LC