Le marché des actifs privés face au défi de la normalisation monétaire

25/06/2024 - source : Profession CGP

Par Estelle Dolla, présidente et cofondatrice de Private Corner

Après l’euphorie, le Private Equity a marqué le pas en 2023 et doit s’adapter à un nouveau contexte financier. Le point sur une classe d’actifs encore mal connue des investisseurs particuliers, mais dont ils peuvent exploiter la diversité.

En regardant certains chiffres récents du Private Equity, il est facile de se faire peur. Ainsi, la valeur des investissements réalisés par les fonds de buyout – les deals – n’a atteint que 438 milliards de dollars (soit 405 milliards d’euros, ndlr) au niveau mondial en 2023, selon les chiffres de Dealogic. Soit un recul de 37 % par rapport à 2022, et même de 60 % par rapport au sommet de 2021.

Autre signe que le marché s’est grippé dans la période récente : le nombre de fonds clôturés est en forte baisse (- 38 % par rapport à 2022 et - 55 % par rapport à 2021). De nombreux gérants semblent avoir des difficultés à vendre leurs actifs pour rendre l’argent aux investisseurs. Le violent mouvement de hausse des taux intervenu entre le printemps 2022 et l’été 2023 explique en grande partie ce coup de semonce.

L’argent a de nouveau un coût, ce qui impacte la capacité d’emprunt des acheteurs : comme pour l’immobilier, cela a un effet mécanique sur les prix en Private Equity, surtout dans les segments utilisant un fort effet de levier.

 

Une pause après une forte croissance

La photographie du secteur est sensiblement différente si l’on dézoome un peu.

Le niveau des deals touchés en 2023 nous ramène peu ou prou à celui de 2017, ce qui reste quatre fois supérieur au creux enregistré en 2009 après la grande crise financière. Ces dix dernières années, le marché des actifs non cotés s’est considérablement développé, avec des encours qui ont plus que triplé. A mi-2023, il représentait 13 100 milliards de dollars d’actifs (soit plus de 12 116 milliards d’euros, ndlr), selon une étude de McKinsey reprenant les chiffres de Preqin. Peu ou prou, c’est la capitalisation boursière cumulée des dix premiers composants du MSCI World.

Parti de zéro au début des années 1980, le Private Equity a connu une croissance fulgurante à partir de la décennie 2000, et un autre indicateur témoigne de l’importance qu’il a prise. Selon une étude de Pantheon, le nombre de sociétés cotées en Europe et aux Etats-Unis est passé de quatorze mille sept-cent-quarante-sept en 2010 à onze mille trois-cent-quatre-vingt-onze en 2020, soit un recul de 23 %, pendant que le nombre d’entreprises financées en Private Equity bondissait de neuf mille six-cent-quatre-vingt-onze à seize mille huit-cent-cinquante (+74 %). Dans certains pays, la baisse du nombre des sociétés cotées est massive. Aux USA, le chiffre a chuté de moitié depuis le pic, mais dans certains pays européens, c’est encore pire : - 60 % environ en France, et même - 75 % au Portugal ou aux Pays-Bas.

Cette véritable hémorragie traduit le fait que le nombre des sociétés disparaissant de la cote à la faveur d’une OPA n’est pas compensé par le nombre d’introduction en Bourse, les jeunes pousses trouvant désormais le moyen de se financer beaucoup plus longtemps sans devoir faire appel à une IPO.

En conséquence, les sociétés cotées sont de plus en plus des entreprises anciennes au potentiel de croissance restreint, tandis que les sociétés jeunes et en forte croissance créent de la valeur hors Bourse. Au-delà des difficultés conjoncturelles du Private Equity, cet écosystème encore jeune, mais qui s’est professionnalisé au fil des années, a ainsi un rôle significatif sur le financement de l’économie de demain.

 

La grande diversité des actifs privés

Le monde des actifs privés est aussi plus diversifié qu’on ne croit. Les fonds de buyout, spécialisés dans le rachat d’entreprises avec effet de levier, représentent seulement 30 % des 13 100 milliards de dollars d’actifs évoqués plus haut, tandis que les fonds de capital-risque (venture capital) pèsent à hauteur de 21 %. Le reste se répartit entre capital-développement (Growth Equity), dette privée, immobilier et infrastructures. La palette de couples risque-rendement s’offrant aux investisseurs en non-coté est large.

La bonne nouvelle, c’est que l’appétit des investisseurs pour ces classes d’actifs n’a pas disparu. Simplement, il change en fonction des conditions de marché. En 2023, ce sont 1 200 milliards de dollars (soit 1 110 milliards d’euros, ndlr) qui ont été levés sur le marché mondial des actifs privés : c’est certes une baisse de près de 30 % par rapport au record historique de 2021, mais c’est comparable au niveau de 2017 qui matérialisait alors un chiffre jamais vu dans l’industrie.

Surtout, le recul de la collecte est loin d’être uniforme. Elle a diminué de plus de moitié en 2023 pour les fonds d’infrastructures ou de venture capital, particulièrement choyés lors du pic de 2021. Après un creux marqué en 2022, la collecte des fonds de buyout a, au contraire, presque retrouvé un niveau record, à 448 milliards de dollars (414 milliards d’euros, ndlr), toujours selon les chiffres de Preqin.

 

L’appétit des investisseurs demeure, mais évolue

Autre point intéressant : à l’intérieur de cette catégorie buyout, 66 % de la collecte ont été trustés par des fonds de plus de 3 milliards de dollars, ce qui est un niveau de concentration inédit.

Le fonds diversifié de CVC Capital Partners, un des grands noms mondiaux du secteur, a ainsi collecté 29 milliards de dollars. Cet effet « winner takes all » est à mettre en relation avec un autre fait : les fonds dissous en 2023, qui ont donc rendu l’argent aux investisseurs, sont aussi, en moyenne, des grands fonds. Les investisseurs deviennent plus sélectifs, privilégiant les leaders capables de retourner le cash aux investisseurs dans les délais et les proportions annoncés, ce qui sera évidemment l’enjeu crucial des années à venir pour les acteurs les plus petits ou les plus jeunes. La normalisation de l’appétit des investisseurs semble mettre en lumière une surabondance de l’offre, qui appellera sans doute une concentration du secteur après une décennie d’ébullition.

Du point de vue géographique, sans surprise, les fonds nord-américains restent dominants, représentant 54 % du marché mondial. Le reste du marché des actifs privés se répartit à peu près équitablement entre l’Asie et l’Europe, cette dernière pesant 2 600 milliards de dollars d’actifs (2 405 milliards d’euros, ndlr), dont la moitié de Private Equity proprement dit (venture, growth et buyout). Et le marché européen a plutôt résisté en 2023, avec 420 milliards d’euros de deals selon le décompte de Pitchbook : un niveau jamais atteint avant les deux millésimes exceptionnels que furent 2022 et 2023.

 

La France, l’autre pays du Private Equity

La France a tenu son rang, avec 32,8 milliards d’euros levés et 31,2 milliards investis en 2023 par les fonds français de capital-investissement et d’infrastructures, grâce à un net rebond au second semestre, selon France Invest. Et au niveau hexagonal aussi, on constate une concentration des levées sur les grands fonds (plus d’un milliard d’euros) en 2023.

Il est vrai que notre pays compte quelques champions. Débutée en 1996 sous l’égide d’Axa avec un fonds de LBO de 100 millions de dollars, l’aventure Ardian représente aujourd’hui près de 165 milliards de dollars d’actifs gérés ou conseillés. Plus spécialisée, la société Antin Infrastructure Partners, née dans le giron de BNP Paribas en 2007, pèse aujourd’hui plus de 30 milliards d’actifs.

Le marché français est marqué depuis 2021 par une diversification de la clientèle en direction des particuliers et des family offices : la collecte auprès de cette clientèle est ainsi passée de 2,6 milliards d’euros en 2019 à 5,1 milliards en 2023, soit près du quart des levées du capital-investissement français (hors infrastructures).

Après un pic à 600 millions d’euros en 2022, le succès des unités de compte de Private Equity en assurance-vie a nettement marqué le pas l’an dernier, souffrant de la concurrence des fonds obligataires datés ou de fonds en euros redevenant plus attrayants. En revanche, la collecte sous la forme de FPCI et autres fonds professionnels, moins accessibles car nécessitant un ticket minimal de 100 000 euros, a bondi de 44 %, frisant les 2 milliards de collecte.

Dans ce cas, selon les intermédiaires sélectionnés pour investir, les particuliers suffisamment fortunés peuvent accéder au Private Equity sous sa forme la plus pure, jadis réservée aux institutionnels : les mêmes stratégies et un fonctionnement identique par appels de fonds successifs, préservant au mieux les taux de rendement alléchants des stratégies institutionnelles, dès lors la couche de frais supplémentaire est modérée.

A l’autre bout du spectre, les fonds semi-liquides et les offres en assurance-vie souvent constituées de stratégies dites Evergreen : l’argent investi est appelé en une fois et surtout, le fonds reste en permanence ouvert à de nouvelles entrées ou sorties au lieu d’avoir une échéance. Ce fonctionnement opérationnellement plus simple pour les assureurs permet de construire des produits accessibles à un public très large, surfant sur la notion de démocratisation du Private Equity, mais au détriment de la pureté de l’approche et donc de la préservation de la valeur. En effet, ce type de mécanisme a un impact notable sur le potentiel de performance, sans parler du fait que les actifs proposés ne sont pas toujours de la même qualité que ceux que chérissent les institutionnels.

Le risque de déception n’est pas à négliger, au moment où la deuxième version d’Eltif, dont les effets sont encore difficilement mesurables, entend favoriser cette accessibilité du non-coté.

 

Où allouer son argent en 2024 ?

Si on investit dans un fonds d’actions cotées à la veille d’un krach, on subira immédiatement la perte, même si elle n’est évidemment pas définitive. Dans le non-coté, le timing est moins important, puisqu’on s’engage à apporter une somme à un fonds qui va l’appeler pour l’investir, généralement sur une période de quatre à cinq ans, d’où un lissage naturel des points d’entrée et un moindre risque de mauvais market timing.

Pour autant, les investisseurs qui ont démarré leur allocation en Private Equity ces dernières années ne doivent pas se priver d’exploiter la diversité du marché des actifs privés. Alors que certains segments du marché du Private Equity proprement dit sont encore en phase d’ajustement, acheteurs et vendeurs n’étant pas toujours d’accord sur le juste prix, le moment semble opportun de s’intéresser à la dette privée. Avec les perspectives de baisse des taux en Europe, la phase des comptes à terme bien rémunérés commence à se refermer et la dette privée fournit aux investisseurs l’opportunité de « fixer » un niveau de rémunération sur une échéance plus longue, même si ce taux n’est évidemment pas garanti.

L’univers de la dette privée peut être abordé de plusieurs manières. Avec le direct lending, les investisseurs ont accès à des produits de dette d’une durée de vie relativement courte (de l’ordre de sept ans), moins risquées et donc moins rémunératrices que le Private Equity. On peut cependant espérer entre 9 et 10 % de TRI, dont environ 5 % de coupon par an.

Ces solutions ont l’avantage de la simplicité, notamment par rapport aux produits structurés, souvent utilisés par les conseillers en gestion de patrimoine pour fixer un taux de rendement, et le niveau de risque est maîtrisé. Ainsi, le direct lending coche bien les cases pour des holdings souhaitant faire un remploi de fonds conforme à l’article 150 0 B ter.

Avec les fonds de dette mezzanine, on va apporter aux entreprises des financements plus flexibles et calibrés selon leurs besoins spécifiques. Il s’agit d’une stratégie de crédit « opportuniste » qui permet de bénéficier d’un coussin de protection à la baisse et de rendements attractifs, moyennant des risques pondérés dans tous les environnements de marché. En effet, il s’agit de financements seniors vis-à-vis de la partie purement actions, mais le niveau de risque est plus élevé que le direct lending. On retrouve ici une durée d’investissement de huit à dix ans, mais aussi des objectifs de rentabilité plus ambitieux (13 ou 14 % de TRI).

Une autre subtilité s’invite dans la dette privée. Selon les cas, il peut s’agir de dette sponsorisée, c’est-à-dire en accompagnement d’un fonds equity qui apporte le capital. Cela permet de gagner en efficacité dans la mise en œuvre, mais la rémunération est moindre que dans la dette « sponsorless » (sans l’appui d’un fonds). Les deux manières de faire ne doivent pas être opposées : elles sont au contraire complémentaires, d’autant que la dette sponsorless est plus souvent orientée vers le « quasi equity », type de financement prisé par les entrepreneurs pour éviter la dilution.

L’année 2024 sera-t-elle celle de la dette privée ? Elle semble en tout cas propice pour une diversification des risques vers cette classe d’actifs non cotée qui a, elle aussi, connu un bel essor.